Le chemin de fer et la littérature

 

Stefan Zweig

Le monde d'hier souvenir d'un européen

Un voyage en Autriche demandait alors des préparatifs comme une expédition en pays arctique. Il fallait s'équiper de vêtements chauds et de linge de laine, car on savait que de l'autre côté de la frontière il n'y avait pas de charbon et l'hiver était à la porte. On faisait ressemeler ses chaussures, car là-bas il n'y avait plus que des semelles de bois. On emportait avec soi du chocolat et autant de provisions qu'il était permis d'en faire sortir de Suisse, afin de ne pas mourir de faim en attendant que vous soient délivrés les premiers tickets de pain et de graisse. On assurait ses malles pour le montant le plus élevé possible car la plupart des fourgons de bagages étaient pillés, et chaque soulier, chaque pièce de vêtement était irremplaçable. Ce n'est que dix ans plus tard, quand je fis un voyage en Russie, que je pris de semblables dispositions. Un instant, je demeurai indécis à la station frontière de Buchs, où j'étais arrivé si comblé de bonheur plus d'un an auparavant, et je me demandai si je ne ferais pourtant pas mieux de revenir en arrière au dernier moment. C'était là, je le sentais bien, un instant décisif de ma vie. Finalement, je pris le parti le plus pénible et le plus difficile, je remontai dans le train.
A mon arrivée à la station frontière suisse de Buchs une année auparavant, j'avais vécu une minute exaltante. Maintenant, à mon retour, une autre minute tout aussi inoubliable m'attendait à la gare autrichienne de Feldkirch. Dès ma descente du train, j'avais remarqué chez les douaniers et les policiers une singulière agitation. Ils ne faisaient pas particulièrement attention à nous et expédiaient avec la plus grande indifférence leur visite des bagages : manifestement, ils attendaient quelque chose de plus important. Enfin se fit entendre le coup de cloche qui annonçait l'approche d'un train venant du côté autrichien. Les policiers s'alignèrent, tous les employés sortirent précipitamment de leurs cabines, leurs femmes de toute évidence mises au courant se pressèrent sur le quai; parmi les gens qui attendaient, une vieille dame en noir avec ses deux filles me frappa particulièrement ; sa tenue et son costume annonçaient une aristocrate. Elle était visiblement émue et portait à tout moment son mouchoir à ses yeux.
Le train s'avança lentement, je dirais presque majestueusement, un train d'une espèce spéciale, non pas les habituelles voitures de voyageurs détériorées par l'usage et délavées par la pluie, mais de larges wagons noirs, un train salon. La locomotive s'arrêta. Un mouvement imperceptible se fit dans les rangs de ceux qui attendaient, je ne savais toujours pas pourquoi. Alors je reconnus derrière la glace du wagon la haute stature dressée de l'empereur Charles, le dernier empereur d'Autriche et son épouse en vêtements noirs, l'impératrice Zita. Je tressaillis : le dernier empereur d'Autriche, l'héritier de la dynastie des Habsbourg qui avait gouverné le pays pendant sept cents ans, quittait son empire! Bien qu'il se fût refusé à une abdication en bonne et due forme, la République lui avait accordé son départ avec tous les honneurs, ou plutôt elle le lui avait imposé. Maintenant, cet homme grand et grave se tenait debout à la fenêtre et voyait pour la dernière fois les montagnes, les maisons, les gens de son pays. C'était un moment historique que je vivais et doublement bouleversant pour un homme qui avait été élevé dans la tradition de l'empire, dont la première chanson qu'il avait apprise à l'école avait été l'hymne impérial, qui, plus tard, au service militaire, avait juré « obéissance sur terre, sur mer et dans les airs » à cet homme qui, dans ses vêtements civils, regardait devant lui, grave et pensif. J'avais vu d'innombrables fois le vieil empereur dans la splendeur depuis longtemps légendaire aujourd'hui des grandes festivités, je l'avais vu sur le grand escalier de Schönbrunn, entouré de sa famille et des uniformes étincelants des généraux, quand il recevait l'hommage des quatre vingt mille enfants des écoles de Vienne, lesquels, rangés sur la vaste prairie verte, chantaient de leurs voix grêles, en un choeur touchant, le « Dieu protège l'empereur », de Haydn. Je l'avais vu aux bals de la cour, je l'avais vu en uniforme chamarré aux représentations du Théâtre Paré, ou encore à Ischl, partant pour la chasse, coiffé du chapeau vert des Styriens, je l'avais vu, la tête inclinée, se dirigeant pieusement vers l'église Saint-Étienne dans la procession de la Fête Dieu et, par un jour d'hiver brumeux et humide, j'avais vu le catafalque, alors qu'en pleine guerre on descendait le vieil homme dans la crypte des Capucins pour qu'il y prenne son dernier repos. « L'empereur », ce mot avait réuni pour nous toute la puissance, toute la richesse, il avait été le symbole de la pérennité de l'Autriche et, dès l'enfance, on avait appris à prononcer ces syllabes avec vénération. Et maintenant, je voyais son successeur, le dernier empereur d'Autriche, quitter le pays en proscrit. La glorieuse lignée des Habsbourg qui, de siècle en siècle, s'étaient transmis le globe et la couronne, finissait à cette minute. Tous ceux qui nous entouraient sentaient l'histoire, l'histoire universelle, dans ce spectacle tragique. Les gendarmes, les policiers, les soldats semblaient embarrassés et se détournaient un peu, honteux parce qu'ils ne savaient pas s'il leur était encore permis de rendre les honneurs, les femmes n'osaient pas lever franchement les yeux, personne ne parlait, de telle sorte qu'on entendit soudain les légers sanglots de la vieille dame en deuil, qui était venue Dieu sait d'où pour voir une fois encore « son » empereur. Finalement, le chef de train donna le signal. Chacun tressaillit instinctivement, la minute irrévocable commençait. La locomotive se mit à tirer avec une forte secousse, comme si elle aussi devait se faire violence; le train s'éloigna lentement. Les employés le suivirent des yeux avec respect. Puis ils s'en retournèrent dans leurs bureaux avec cette espèce d'embarras qu'on observe aux enterrements. En cet instant seulement la monarchie presque millénaire avait réellement pris fin. Je savais que je rentrais dans une autre Autriche, dans un autre monde.
Le train n'avait pas plus tôt disparu dans le lointain qu'on nous invita à descendre des wagons suisses, propres et bien entretenus, et à monter dans les autrichiens. Il suffisait de pénétrer dans ces wagons autrichiens pour savoir d'avance ce qui était arrivé à ce pays. Les contrôleurs qui vous assignaient vos places se traînaient, maigres, affamés et à moitié déguenillés ; leurs uniformes déchirés et usés jusqu'à la corde flottaient autour de leurs épaules affaissées. Aux portières, les courroies qui servaient à lever et à abaisser les glaces avaient été coupées, car chaque morceau de cuir était un objet précieux. Des couteaux ou des baïonnettes de pillards s'étaient aussi acharnés sur les sièges ; des morceaux entiers de rembourrage avaient été détachés par quelque barbare sans scrupule qui, voulant faire réparer ses souliers, s'était procuré du cuir où il en avait trouvé. De même les cendriers avaient été volés pour la petite quantité de cuivre et de nickel qu'on en pouvait tirer. La suie et les scories du misérable lignite qui servait maintenant à chauffer les locomotives pénétraient avec le vent de l'arrière automne par les fenêtres brisées ; elles noircissaient le plancher et les parois, mais leur puanteur atténuait du moins la prenante odeur d'iodoforme qui rappelait les multitudes de malades et de blessés qu'en avait transportés dans ces squelettes de wagons. Le fait que le train parvenait quand même à avancer était en soi un miracle, mais un miracle qui durait longtemps ; chaque fois que les grincements des roues non huilées se faisaient moins perçants, nous craignions que le souffle vint à manquer à la machine usée au travail. Pour un trajet que l'on parcourait ordinairement en une heure, il en fallut quatre ou cinq, et au crépuscule on plongea dans une obscurité complète. Les ampoules électriques avaient été brisées ou volées, pour chercher quelque chose, il fallait tâtonner en faisant flamber des allumettes, et si l'on ne gelait pas, c'était seulement parce que dès le départ on avait dû se serrer les uns contre les autres à six ou huit par banquette. Mais dès la première station, de nouveaux voyageurs se pressèrent dans les wagons; il y en eut de plus en plus, tous déjà harassés par des heures d'attente. Les couloirs étaient bondés, des gens étaient assis jusque sur les marchepieds dans la nuit à demi hivernale. De plus, chacun serrait encore craintivement contre lui ses bagages et son petit paquet de vivres; dans l'obscurité, personne ne se risquait à lâcher même pour une minute ce qu'il tenait à la main. De l'asile de paix, je m'en étais retourné dans l'horreur de la guerre, qu'on croyait avoir pris fin.
Avant d'arriver à Innsbruck, la locomotive se mit soudain à râler et, malgré les halètements et les coups de sifflet, ne put vaincre une petite rampe. Les employés s'agitèrent, allant et venant dans l'obscurité avec leurs lanternes qui filaient. On dut attendre une heure une machine de secours essoufflée, puis il fallut dix-sept heures au lieu de sept pour atteindre Salzbourg. Pas un porteur en vue à la gare ; à la fin, quelques soldats dépenaillés s'offrirent à transporter les bagages jusqu'à une voiture; mais le cheval de fiacre était si vieux et si mal nourri qu'il semblait soutenu par les limons plutôt que destiné à les tirer. 

Note
  • Né en 1881 à Viennes, Stefan Zweig s'est donné la mort au Brésil le 23 Février 1942.

Source

  • Le monde d'hier souvenir d'un européen - 1941 - Ed. Belfond - Janvier 1993

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