Le chemin de fer et la littérature

 

Yves Viollier

Le lilas de la mer   

Les travaux de la digue ont avancé à un rythme régulier cet été là. La livraison de la locomotive Decauville a été un événement. Il n'y avait pas de train dans la marais, la gare la plus proche était à Luçon. La locomotive apportait le monde mécanique dans des terres à l'écart. La visite à la machine garée à la tête de son train de wagonnets dans la carrière de la Vive fut l'une des principales sorties du dimanche. Les mains dans la poches, les gens commentaient le volume de sa chaudière ventrue, tendaient une main prudente vers ses gros phares ronds comme s'ils risquaient de s'y brûler. Son mécanicien l'appelait la mariée par antiphrase, parce qu'elle était toute noire. Il leur semblait que la présence de la Decauville grandissait leur territoire et les haussait eux aussi. Les plus audacieux imaginaient un temps où les mécaniciens semblables remplaceraient les chevaux dans le marais. Les marins attablés chez la mère Gras rêvaient d'un port rempli de bateaux à moteur. Les plus fatalistes déclaraient :
- Ce jour là ce sera la fin du métier, les marins ne seront plus des marins

page 64-65

Il (le père Chaigne) était devenu le premier fournisseur de la Vendée. Il avait compris qu'en même temps que les locomotives, le monde entier allait fonctionner au charbon. Il affrétait des bateaux bretons pour le charbon anglais. Des équipages de rouliers livraient son charbon à la Vendée, et au-delà à Niort, Cholet, l'écriteau charbon Chaigne à leurs ridelles. Il réclamait depuis longtemps la liaison ferroviaire Luçon Saint-Nicolas qui lui aurait permis de mettre directement son charbon dans les trains et de développer son commerce. Il avait envoyé une pétition à la préfecture, mobilisait les mytiliculteurs en leur faisant miroiter les avantages de la liaison pour toute la baie de Saint-Nicolas, et la population l'avait suivi. Le maire, un gros cabanier sans histoire, s'était fait taper sur les doigts, et il commençait à trouver dangereuse cette montée des agités de la mer contre la placidité des paysans.

page 97

Le chauffeur devra se faire la main pour apprendre les démarrage en souplesse.
Le petit train, comme on allait l'appeler, n'était qu'un tacot à voie étroite comme on en a installé au bord de beaucoup de routes de France. Mais pavoisé, rutilant, cinq voitures derrière la loco, il avait l'allure conquérante à travers la platitude du marais. Le chauffeur a poussé la vitesse. Les escarbilles ont volé, et nous avons dû fermer les fenêtres.
Il s'est annoncé joyeusement de loin en abordant la courbe de l'entrée de Saint-Nicolas. La population était rassemblée autour de la tribune de la gare-ville. Le préfet en bicorne et le président du conseil général en chapeau haute de forme sont montés à la tribune selon le protocole. La locomotive continuait de soupirer sur les rails pendant que les représentants officiels haranguaient la foule. Et puis, lorsqu'ils ont eu fini, elle a lancé un discret coup de sifflet.
Les officiels sont remontés dans les voitures et ont été transportés à un train de sénateurs jusqu'à la tribune de la gare-port à quelques centaines de mètres de là, accompagnés par la population qui leur faisait une haie d'honneur J'ai montré cette fois les marches de l'estrade à Mgr Catteau et à son grand vicaire. La fanfare jouait Sambre et Meuse (italique. Le chef de gare gesticulait sans son bel uniforme bleu à col rouge et casquette à galon d'argent.

Page 144

Source

  • Le lilas de la mer - Yves viollier - Ed. Robert Laffont - 2001

Page précédente